Cy Twombly et le bonheur du hasard

01 February 2016

De l'art de Cy Twombly comme parabole probabiliste.

Durant la seconde guerre mondiale, Twombly exerça la fonction de déchiffreur de code. De son propre aveu, il était un peu trop vague pour cela. Incommodant là, ce vague est miraculeux ici; il éclabousse, submerge et fait vibrer l'ensemble de son œuvre.

L'art de Twombly est généreux, lettré, facétieux. Il est gestuel, en retenue, porté par la conviction que ce qui est bon est léger. Il est surtout sciemment livré au hasard, à cette force créatrice dont Roland Barthes dit, dans L'Obvie et l'obtus, qu'elle est comme le bonheur du hasard. Le matériau semble souvent jeté à travers la toile comme les dés de Mallarmé qui jamais ne l'aboliront. D'un geste ample, Twombly sait ce qu'il fait mais pas ce qu'il produit: à la décision initiale, mûrement réfléchie, répond l'indécision terminale.

Night Watch
Night Watch, Rome
(Cy Twombly, 1966)

Au premier ordre, le hasard est localisation. Au second ordre, il est foncièrement dispersion. Prenez une loi. Sa localisation: son espérance, soit encore sa moyenne. Sa dispersion: sa variance, c'est-à-dire l'espérance du carré de l'écart à l'espérance. Localisation et dispersion, espérance et variance, sont intimement liées.

Ainsi, par exemple, la probabilité qu'une variable aléatoire s'écarte de son espérance d'au moins t>0 est toujours plus petite que le quotient de sa variance et du carré de t. L'inégalité de Bienaymé-Tchebychev, c'est le nom de cette propriété, est l'expression la plus simple du phénomène de concentration de la mesure, l'un des sésames de la théorie des probabilités et de la statistique.

Lepanto
Lepanto, panel 7
(Cy Twombly, 2001)

Ainsi, l'art de Twombly est marqué par une forme de dispersion. Ses toiles sont aérées et, au-delà de leur valeur plastique, les espaces sont à part entière l'expression en creux des gestes qui les ont engendrés. Barthes encore: les toiles de Twombly sont de grandes chambres méditerranéennes, chaudes et lumineuses, aux éléments perdus que l'esprit veut peupler. Evénements, secousses, expressions toujours surprenantes de gestes, ou de lois, elles s'offrent à l'entendement, ou à l'inférence, de chaque spectateur. Le dernier mot revient à Mallarmé:

A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant; si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure. Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets.

Crise de vers, Divagations
(Mallarmé, 1897, année de parution d'Un coup de dés jamais n'abolira le hasard)

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