Borel et Mallarmé (fiction, épisode deux)
Mallarmé et Borel
conversent
tandis que Jarry pédale le long de la Seine. Mallarmé évoque un poème en
prose [écrit] comme on lancerait des dés sur une page vierge
et Borel le
questionne, concrètement, lancerez-vous des dés pour choisir tel mot, telle
distribution des vers du poème sur la page?
Mallarmé semble perdu dans ses pensées. Borel n'ose pas rompre le silence. Le vieil homme regarde l'eau et le jeune homme observe alternativement lui et elle, son flux assez lent, ses remous le long des berges. Puis il aperçoit une femme qui se promène sur l'autre rive, en robe blanche, sous une ombrelle rouge. Mallarmé fixe toujours un point précis au milieu du fleuve qu'il a si souvent traversé, à la voile, et même à la nage. Soudain il se lève, caresse la yole et c'est comme s'il recouvrait la parole.
Canotiers, le déjeuner au bord de la rivière
(Renoir, 1875, Art Institute of Chicago)
A l'instar de César proférant son alea jacta est après une nuit d'intense réflexion, je ne saurais laisser le hasard me dicter le poème. Je veux que le poème soit le hasard.
Une loi!
Je vous demande pardon?
Une loi. Je pense que vous souhaitez que votre poème soit une loi de probabilité.
Votre idée me plairait bien. Mais qu'entendez-vous donc par là?
Le hasard revêt diverses formes.
J'en conviens.
Vous voyez cette pièce, hop, je la jette en l'air, elle tourne avant de retomber dans la paume de ma main et je découvre face plutôt que pile, quand l'une et l'autre de ces issues étaient équiprobables. C'est là l'expression la plus simple du hasard, dite expérience de Bernoulli équilibrée exprimant la loi de Bernoulli équilibrée. Le lancer d'un dé est l'expression d'une autre loi.
Je vous suis. Et je pressens que la loi du lancer d'un dé dissimule celle du jet de la pièce, car après tout on pourrait très bien ne s'intéresser qu'à la position de la valeur de la face du dé relativement au 3: 1, 2, 3 ou 4, 5, 6.
C'est fort juste. Et, au risque de vous surprendre, l'expérience du jet de la pièce dissimule également celle du lancer du dé et bien d'autres encore, dès lors qu'on jette la pièce une infinité de fois.
Une infinité de fois, dites-vous? Mais alors
This simulation is not as the former. And yet, to crush this a little
— Shakespeare, La nuit des rois, acte Ⅱ, scène Ⅴ; nous vérifierons plus tard. Allez-y, mon petit Emile, simulez!Prenez l'ensemble des nombres compris entre 0 et 1 et, récursivement
J'ai mon néologisme, vous avez le vôtre! Du mot anglais
recursive
,revenant périodiquement ou continuellement
, j'imagine? Vous penserez à me rappeler, avant de partir, que je vous montre un exemplaire de mes Mots anglais.Merci, je serai très intéressé. En tout cas, pour ce que nous pourrions donc nommer
récursivité
n, découpez en deux parties égales et choisissez celle de gauche pour une face et celle de droite pour un pile. A mesure que vous avancez dans la récurrence, vous réduisez de moitié la taille de l'intervalle que vous choisissez. A l'infini, il ne contient plus qu'un unique nombre. Ainsi selon ce procédé, que nous devons à Bolzano et Weierstrass, le hasard émet equiprobablement tout nombre entre 0 et 1.Weierstrass j'ai lu qu'il était mort cet hiver sauriez-vous de quoi?
Une pneumonie. A 82 ans, c'est raisonnable!
On voit que vous êtes jeune mon petit Emile! Mais dites-moi c'est bien quand le jet de pièce émet équiprobablement 0 ou 1 que le hasard émet equiprobablement tout nombre entre 0 et 1. Si la pièce était pipée, l'un des pôles, 0 ou 1, exercerait une attraction, favorisant l'émission d'un nombre à sa proximité.
Parfaitement, excellente intuition cher Maître. Ma pièce est équilibrée et cette expérience-ci, on l'appelle expérience uniforme entre 0 et 1. Elle dissimule à la fois l'expérience du jet de la pièce et celle du lancer du dé. Tirez un nombre uniformément entre 0 et 1 puis jugez de sa position par rapport à ½, vous simulez un jet de pièce équilibrée. Tirez encore un nombre uniformément entre 0 et 1 puis jugez de sa position par rapport à 1⁄6, 2⁄6, 3⁄6, 4⁄6, 5⁄6, vous simulez un lancer de dé non pipé.
Je devine que tout ceci cache un formidable inventaire!
Oui, l'inventaire infini des lois de probabilités.
Tout ceci m'émerveille et je regrette simplement la part de mystère qui m'empêche d'y voir plus clair. Toutefois, de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition ou une loi. Vous ne direz pas le contraire, je l'espère. On peut bien finir sur ce point. Allons boire une tasse de thé. Jarry ne devrait plus tarder à rentrer de sa balade. Vous le préférez vert ou noir?
Comme vous voulez, cher Maître. Ou alors tirons au sort!
Epilogue
Emile Borel fonda en 1928 l'Institut Henri-Poincaré
(IHP), institut de recherche en mathématiques et physique
théorique, qu'il dirigea jusqu'en 1948. L'IHP est aujourd'hui un haut lieu,
ouvert sur le monde, des mathématiques françaises et internationales. A
l'occasion de travaux, on y a retrouvé récemment une malle contenant des
documents de la main de Borel. Une liasse de feuillets jaunis ceinte d'un
ruban rouge retient tout particulièrement notre attention. La première page
porte la mention manuscrite Souvenir d'une conversation avec Mallarmé. Ôtons
délicatement le ruban et feuilletons les pages suivantes. De son écriture très
ample, Borel revisite en pensée cet après-midi en compagnie de Mallarmé et son
petit rôle dans la genèse d'Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. Il
imagine l'impression d'un exemplaire du poème selon les indications
typographiques de Mallarmé mais en usant d'une encre volage sur
palimpseste
. Ainsi, à chaque lecture, le poème se présenterait
différemment. Il serait loi. A l'heure du numérique, il nous est aisé de
simuler le rêve de Borel d'un
poème randomisé.