Dante au Purgatoire
Guidé par Virgile, Dante a traversé les cercles infernaux. Empoignant ses poils, il a escaladé le corps gigantesque et glacé de Lucifer, avant de remonter le long d'un boyau obscur du centre de la terre à sa surface. Lorsqu'il débouche enfin sur la plage de l'Anti-Purgatoire, le poète est submergé par le bonheur.
Le brusque élargissement de l'horizon s'exprime dans un vers qui est, selon
Borges, le plus beau de tous: Dolce color d'orïental zaffiro
(Douce
couleur de saphir oriental
) —
Douce couleur de saphir orientalLa divine comédie, Le purgatoire, chant Ⅰ
qui s'accueillait dans le serein aspect
de l'air, pur jusqu'au premier tour,
recommença délice à mes regards
dès que je sortis de l'air mort
qui m'avait assombri le visage et le cœur.
(Dante, traduction de Jacqueline Risset)
Les voyages imaginaires de l'époque décrivent des purgatoires qui sont aussi des sortes d'enfer. Dante rompt avec la tradition. On garde de son Purgatoire l'image d'une montagne émergeant de la mer, baignée dans la lumière du soleil et des étoiles et vivant au rythme des manifestations de l'art, un endroit ou devenir bon signifie devenir léger.
Manuscrit de la Divine Comédie de Dante Alighieri
(Master of the Antiphonar of Padua, première moitié du ⅩⅣe siècle, British Library)
Le corps de Dante projette une ombre, il est reconnu comme un vivant. Les âmes se pressent autour de lui et le supplient d'intercéder en leur faveur à son retour parmi les hommes.
Lorsque prend fin le jeu de la zara,La divine comédie, Le purgatoire, chant Ⅵ
celui qui perd reste chagrin,
et s'intruit tristement, en répétant les coups;
avec l'autre s'en va toute la foule ( ).
Tel j'étais moi-même dans cette foule épaisse,
tournant mes regards ici et là;
ainsi, en promettant, je me dégageais d'elle.
(Dante, traduction de Jacqueline Risset)
La zara, mot qui viendrait de l'arabe az-zahr pour dé
, se joue en
en lançant trois. Dante échappe aux âmes en promettant des prières comme un
joueur victorieux se fraierait un chemin à travers une foule de badauds en
partageant ses gains.
Plutôt que de suivre le vainqueur évoqué par Dante, restons avec le perdant. Empruntons-lui l'idée de s'instruire en répétant les coups. Puisque nous ne sommes pas familiers de la zara, reprenons plutôt le jeu des rois mages et étayons l'argument, au demeurant imparable, qui prouve la supériorité de la stratégie #2 sur la stratégie #1 par la répétition de simulations.
Un grand nombre de fois N, indépendamment d'une fois à l'autre, reproduisons l'algorithme suivant:
1. Tirer au hasard un entier A entre 1 et 3; cacher Balthazar derrière la
porte A.
2. Tirer au hasard un entier B entre 1 et 3; désigner la porte B (choix
initial du joueur).
3. Tirer au hasard un entier C entre 1 et 3 et différent de A et B; ouvrir la
porte C (intervention du complice).
4. Selon la stratégie:
4.1. stratégie #1: ouvrir la porte B (le joueur ne change pas);
4.2. stratégie #2: ouvrir la porte D qui n'est ni B ni C (le joueur
change).
5. Accorder un gain égal à 1 si A=D et égal à 0 sinon.
A chaque fois, l'expression tirer au hasard
doit être entendue au sens
de tirer au hasard uniformément.
Pour l'étape #1, on tire ainsi A selon la loi uniforme sur l'ensemble {1,2,3} des entiers entre 1 et 3 (cf la note de bas de page).
Nous procédons de la même façon pour l'étape #2.
Pour l'étape #3, deux cas de figure se présentent selon que le complice a un choix à faire ou pas. Premier cas. Si A≠B, alors le complice n'a pas le choix. Il n'y a qu'un seul entier C entre 1 et 3 qui soit différent de A et B. Second cas. Si A=B alors le complice doit faire un choix. Si par exemple A=B=1, alors on tire C selon la loi uniforme sur l'ensemble {2,3} des entiers 2 et 3 (cf la note de bas de page). La procédure s'adapte immédiatement aux deux autres configurations A=B=2 et A=B=3.
Notons S1 et S2 les sommes des gains pour les stratégies #1 et #2 respectivement. Ces sommes sont aléatoires, elles suivent chacune une loi. En faisant abstraction de la structure de l'algorithme, celui-ci apparaît comme une expérience qui génère aléatoirement des 1 (succès) ou des 0 (échec). Sa loi est donc une loi de Bernoulli dont le paramètre p égale la probabilité de débusquer Balthazar! Ainsi, sous cet angle, S1 et S2 sont les nombres de succès lors de la répétition N fois indépendamment d'une expérience de loi de Bernoulli de paramètre p1 et p2 respectivement. Leurs lois sont appelées lois binômiales de paramètre (N,p1) et (N,p2).
Un incrédule répète N=100 fois l'algorithme ci-dessus pour chaque stratégie. Il obtient 38 succès pour la stratégie #1 et 70 succès pour la stratégie #2. On observe que les proportions 38% et 70% sont assez proches de ⅓ et ⅔. Il ne s'agit pas d'une coïncidence. En effet, la loi des grands nombres, par exemple, nous garantit que pour un nombre de répétitions N grand, les rapports S1/N et S2/N seront proches des probabilités de succés des deux stratégies, soit p1=⅓ et p2=⅔ respectivement. Nous y reviendrons.
Connaissez-vous une personne qui rapproche César, Dante et Blaise Pascal? Réponse dans un prochain billet
Simulation de A et C dans l'algorithme.
Pour l'étape #1 de l'algorithme, il suffit de tirer un nombre U uniformément entre 0 et 1 (c'est-à-dire dans l'ensemble [0,1] selon la loi uniforme) et d'appliquer la règle A=1 si 0<U<⅓, A=2 si ⅓<U<⅔ et A=3 si ⅔<U<1. Borel explique pourquoi à Mallarmé ici.
Pour l'étape #3 de l'algorithme, il suffit de tirer un nombre U selon la loi de Bernoulli équilibrée et d'appliquer la règle C=2 si U=0 et C=3 si U=1.