Hoeffding
12 juin 1914. Wassily ne naît pas à Tsarskoïé Selo où vivent ses parents et – comme le nom l'indique – le tsar, qui y vient l'été.
Il naît au bord d'un lac finlandais où sa famille est en villégiature. Quoiqu'il en soit, c'est Saint-Pétersbourg qui sera enregistré comme lieu de naissance. Et, de toute façon, le 12 juin était le 30 mai dans le calendrier grégorien. Cela dit, la lecture des dictionnaires lui apprendra qu'il est né la même année, à cent ans près, que Lermontov et Bakounine. Lermontov c'était la roulette russe, Bakounine une certaine forme de désordre politique – mais c'est là une autre histoire. On peut toutefois imaginer que le jeune Wassily, immense statisticien en herbe, féru de poésie, spectateur d'une révolution où l'improbable advenait, ait été frappé par cette coïncidence.
La Charge de la Cavalerie Rouge
(Kasimir
Malevitch, 1932, Musée de Saint-Pétersbourg)
Très tôt, et désormais à Berlin, Wassily est fasciné par le hasard et ses manifestations. Il consigne les résultats de tirages aléatoires dans de petits cahiers avant de rien savoir sur la théorie des probabilités. A vingt ans, il tombe sur l'ouvrage Die Analyse des Zufalls (zufall signifie hasard) du mathématicien allemand Timerding, et décide d'étudier les mathématiques, les probabilités et les statistiques.
La guerre s'apprête à ravager le monde lorsqu'il décroche son doctorat, à vingt-six ans. Toujours apatride, il ne peut et ne veut pas briguer de poste d'enseignant-chercheur à l'université. En févier 1945, il s'installe à Hanovre. Profondément impressionné par la lecture de l'ouvrage The Advanced Theory of Statistics de Kendall que lui a envoyé son frère Oleg depuis Londres, il rédige ce qu'il considère comme son premier article de statistique «dans le sens moderne du terme», le premier d'une longue série. Leurs répercussions seront formidables.
L'année suivante, Wassily émigre aux Etats-Unis. A New-York, il se fait rapidement un nom et est recruté en tant que chercheur à l'Université de Caroline du Nord, Chapel Hill. Il y fera sa brillante carrière et y passera l'essentiel de sa vie.
Carré noir sur fond blanc
(Kasimir Malevitch, 1915, Nouvelle Galerie Tretiakov)
Simple et élégante, visionnaire, l'inégalité de concentration dite «de Hoeffding» (1963) décrit comment une somme de variables aléatoires indépendantes et bornées s'écarte de sa moyenne. Dans le cas de n tirages indépendants à pile (0) ou face (1) avec probabilité p d'obtenir une face, en notant S le nombre de fois qu'on a obtenu face, l'inégalité de Hoeffding garantit que, pour tout t>0,
Nous verrons comment l'inégalité de Hoeffding valide la conclusion à laquelle aboutit la jeune fille dans le comic strip de ce billet…
Carré blanc sur fond blanc
(Kasimir Malevitch, 1918, Museum of Modern Art, New-York)
La vue basse, dur d'oreille, les mains engourdies, Hoeffding subit les effets
de son diabète avec détachement et humour. Quelques jours avant son
soixante-sixième anniversaire, on doit l'amputer d'une jambe. Il reste
jovial, souriant, reçoit ses collègues mathématiciens entouré d'infirmières.
Désormais retraité, il lit beaucoup – la presse, des articles de
statistique théorique, de la littérature russe, romans et poésie, une
biographie de Tolstoï. Il a une prédicection singulière pour Anna
Akhmatova:
Un automne inouï a bâti une haute coupole,Anna Akhmatova, 1922 (traduction, N. Struve)
Ordre fut donné aux nuages de ne pas l'assombrir.
Et les gens s'étonnaient: les délais de septembre sont passés,
Mais que sont devenus les jours pluvieux et froids?
Wassily Hoeffding meurt le 28 février 1991. Quelques jours auparavant, il offrait un verre à des visiteurs. Essayant de se rappeler le nom de l'alcool, il s'excusa «Hum, je ne m'en souviens pas. Ma mémoire est mauvaise, mais la liqueur est bonne!» C'était de la Bénédictine.