L'Oncle Dominique
Il range le sachet d'arabica dans l'armoire, pose la tasse dans l'évier, avise la pile de livres qui traînent sur un coin de table. Il en ouvre un, au hasard, le feuillette. A la page 30, il en oublierait presque la baigneuse dont il aperçoit le dos.
Gaspard E, feuilleton, épisode 3.2
Gaspard laisse errer son regard dans la cour de l'immeuble. Il ne peut s'empêcher de revenir au rideau dissimulant le tub – la jeune femme l'a finalement tiré, mais il devine toujours ses gestes. Il aperçoit aussi en contrebas la fenêtre du deuxième étage.
Le syndic lui avait donc parlé de ce vol d'un tableau dans l'appartement du deuxième étage droite, un vol, ou à tout le moins une disparition, resté inexpliqué. Le propriétaire – un avocat – n'avait pas voulu porter plainte. Voilà pourquoi le syndic aimerait que Gaspard mène cette discrète enquête. Le tableau serait un vrai Cézanne, non signé, c'était le premier problème; acquis de manière illlicite (euphémisme) pendant la guerre par ses grands-parents et passé ensuite de génération en génération, c'était le deuxième problème et sûrement pas le moindre.
Pourquoi lui? Un modeste faisceau avait convergé vers lui. Il y avait bien sûr ses accointances avec le milieu des beaux-arts – conservateurs (plutôt conservatrices), galeristes, commissaires-priseurs, son vieux copain Laroche en premier lieu. Gaspard leur avait rendu de menus services au cours des années, cela s'était su. En outre, une de ses affaires avait eu la faveur de quelques articles pas si succincts que ça dans divers quotidiens et magazines à papier glacé. Sa méthode, scientifique, avait frappé les esprits. Le fait surtout que la solution reposât sur un paradoxe, dit «de Simpson» – Simpson → Watson → Sherlock Holmes n'était pas loin plaisantait-il, non sans un soupçon d'orgueil.
Il reprend le livre qu'il avait ouvert, pas tout à fait au hasard (il en a maintenant conscience). À la page 30, il y a donc ce beau Degas. Et, à la page 60, L'Oncle Dominique, moins enivrant, mais de circonstance.