L'Énigme du coup de dés
Dans ce
précédent billet,
nous évoquions l'énigme posée depuis sa parution en 1897 par le poème Un coup
de dés jamais n'abolira le hasard de Stéphane Mallarmé, celle de cet
unique Nombre qui ne peut pas en être un autre
. L'énoncé est
énigmatique car on ne voit pas comment singulariser un nombre unique qui, au
contraire de tous les autres, manifesterait une nécessité absolue.
La tradition se partage en deux interprétations opposées. Elles se font toutes
deux l'écho de la mémorable crise
provoquée par l'émergence du vers
libre. Pour l'une, le naufrage du Maître
, ou plutôt du Mètre, serait
ainsi celui du poète tâchant de maintenir à flot le nombre poétique par
excellence qu'est le 12 (double six) de l'alexandrin français. Cependant,
Mallarmé argumenta en son temps que les deux formes poétiques, vers libre et
alexandrin, se complétaient. Pour l'autre, le poème serait le grand éclat de
rire expiatoire
du Maître
moquant sa folle et illusoire
entreprise poétique et reconnaissant son échec dans la recherche absolue d'un
nouveau mètre ultime et nécessaire; car, enfin, même si le Nombre parfait
était produit par le lancer, il ne serait jamais que le fruit du hasard. Cette
lecture ironique se heurte quant à elle à un écueil narratif: pourquoi le
Maître
inférerait-il du naufrage
du vers classique la vacuité
de la promesse d'un nouveau Nombre unique
? Ces deux interprétations
butent sur l'apparent démenti à l'inférence du Maître
formulé dans le
titre même du poème.
Les mains de Mallarmé
Dans son ouvrage Le Nombre et la sirène, Quentin Meillassoux dénouerait la contradiction en ouvrant une troisième voie qui parvient à concilier les deux énoncés. Littéralement, le poème contient le syllogisme suivant:
Le Nombre (s'il avait lieu) serait le hasard.
Un coup de dés jamais n'abolira le Nombre.
Le Maître pressent, lors du naufrage, que se prépare l'unique Nombre du hasard comme tel. Mais comment un lancer de dés pourrait-il avoir pour résultat l'essence-même du hasard plutôt que l'un de ses effets?